Dans notre compréhension actuelle, nous savons désormais que les enfants ne font pas de caprice. Le rôle fondamental des adultes qui les entourent est de les guider dans leurs émotions et de les valider (Filliozat & Dubois, 2011 ; Gueguen, 2014). Cependant, dans cet article, nous éviterons d’utiliser le terme « parentalité bienveillante », car la bienveillance devrait être une pierre angulaire, non seulement légalement, mais aussi psychologiquement, de toute parentalité.
Il est indéniable que ces dernières années, la focalisation sur l’accompagnement affectif des enfants a pris une place essentielle dans les discussions sur l’éducation (Campos, 1984 ; Cuisinier, 2020 ; Morris et al., 2017). L’importance de valider les émotions des plus jeunes, de les guider dans la gestion de leurs sentiments est désormais une notion qui commence à être entendue (Denham, 1997 ; Morris et al., 2007). Cependant, elle peine à s’intégrer pleinement et reste démentie, voire rejetée par certains. Et si l’origine de ce rejet prenait naissance dans le fait qu’au milieu de cette attention portée aux enfants, nous avons négligé une composante cruciale de l’équation : les parents eux-mêmes ? Qu’en est-il de ces parents dont les émotions n’ont pas été validées pendant leur enfance ?
1. La dissonance cognitive au cœur de la parentalité
C’est une chose de savoir et de comprendre l’accompagnement affectif des plus petits, s’en est une autre de l’appliquer. Certains parents entendent cet enjeu essentiel de décoder et accepter les émotions. Cependant face aux frustrations extrêmes de leurs enfants, ils se retrouvent démunis et complètement désabusés. Ils finissent eux-mêmes par reproduire un schéma que pourtant ils essayent de fuir ; punir, crier, menacer voire dans certains cas frapper.
Alors ces pères et mères se trouvent face à un concept très connu en psychologie sociale : la dissonance cognitive. Celle-ci renvoie à un état de tension, un mal-être interne induit par un déséquilibre cognitif. La dissonance se manifeste quand les pensées, croyances, émotions et valeurs d’une personne rentrent en conflit avec ses actions (Festinger, 1957 ; Shah & Gardner, 2008). Ainsi, les parents acceptant initialement le fait que leurs petits doivent être validés, entendus et respectés dans leurs sentiments mais se retrouvent dépassés et agissent à l’encontre de ce postulat.
Imaginons une mère qui, après une journée épuisante, voit son enfant exprimer une frustration intense face à une limite imposée. Bien qu’elle comprenne l’importance de rester calme et d’écouter, la fatigue et le stress peuvent la pousser à répondre impulsivement, peut-être en élevant la voix ou en menaçant de retirer des privilèges. C’est à ce moment que la dissonance cognitive entre en scène. La mère, consciente de son désir de pratiquer une éducation respectueuse, se trouve confrontée à la réalité de ses propres réactions impulsives.
Consciente de cette dissonance, la mère pourrait rationaliser son comportement en se disant : « Je suis épuisée, j’ai eu une journée difficile. Parfois, il est nécessaire d’être ferme pour enseigner des leçons importantes. » En justifiant ainsi ses actions, elle réduit temporairement le conflit interne qui résulte de la dissonance cognitive. Souvent, c’est à cet instant que les parents se retrouvent face à un choix qui va avoir une influence sur l’éducation qu’ils mènent.
Voici quelques-uns des comportements les plus courants :
1) Changement d’attitude : Les parents peuvent ajuster leurs attitudes pour les rendre plus cohérentes avec leurs interventions parentales. Par exemple, un père qui utilise régulièrement des mesures disciplinaires strictes malgré sa conviction de favoriser une approche bienveillante peut minimiser l’impact négatif de ses méthodes de discipline.
2) Changement de comportement : Pour réduire la dissonance, les parents peuvent modifier leurs actions pour les aligner davantage avec leurs conceptions ou valeurs pédagogiques. Par exemple, une mère qui se rend compte qu’elle crie souvent peut décider d’adopter des techniques de communication plus calmes et respectueuses.
3) Rationalisation ou justification : Les parents peuvent élaborer des interprétations ou des justifications pour expliquer ou atténuer le conflit entre leurs attitudes et leurs croyances éducatives. Par exemple, un parent qui utilise fréquemment la punition physique peut disculper sa réaction en estimant que cela est nécessaire pour l’éducation de l’enfant.
4) Recherche de nouvelles informations : Face à la dissonance cognitive, certains parents peuvent chercher activement des informations qui confirment leurs comportements ou diminuent le conflit. Par exemple, un père qui autorise un temps d’écran excessif peut rechercher des études qui minimisent les effets négatifs.
5) Évitement : Plutôt que de faire face directement à la dissonance, certains parents peuvent éviter des situations ou des informations qui mettent en lumière la rivalité interne. Cela peut inclure l’évitement de discussions sur des méthodes parentales ou la sélection sélective d’informations qui soutiennent leurs choix éducatifs.
(Festinger, 1957 ; Festinger & Carlsmith, 1959; Aronson & Mills, 1959 ;Festinger et al., 1956 ; Harmon‐Jones, 2002 ; Gächter et al., 2013 ; Fointiat et al., 2013)
L’attitude le plus adaptée ici serait « le changement de comportement ». Cependant, ce n’est pas toujours celle qu’ils choisissent. Ainsi comment guider les parents se retrouvant dans cette situation vers une parentalité en accord avec leurs croyances ?
2- Qu’en est-il de ces parents dont les émotions ont été dénigrées et invalidées au cours de l’enfance?
Il est impératif de rappeler que la reconnaissance des émotions n’est pas une nécessité exclusive pour les plus jeunes, mais également pour toute personne endossant le rôle de parent. Prendre conscience de ses propres sentiments non validés dans l’enfance peut être le premier pas vers une approche plus empathique envers soi-même et ses enfants.
L’adulte se doit certes de protéger et respecter les droits des plus petits. Néanmoins, professionnels de la santé, témoins, professeurs se doivent-ils pour autant de blâmer ou approuver les parents quand ceux-ci peinent dans la maîtrise de leurs émotions ?
En fin de compte, nous prônons un mode de communication avec les enfants que même les adultes ont du mal à instaurer entre eux. Lorsqu’un homme ou une femme crie, ou s’énerve sur enfant, on va soit les juger fortement en leur disant qu’ils ne savent pas se contrôler soit leur déclarer qu’ils ont raison et qu’ils doivent « discipliner leur enfant ». Mais finalement, qui valide et entend les émotions de l’adulte ?
Au lieu de jugements hâtifs, cherchons à comprendre les racines des sentiments parentaux. Lorsqu’une mère exprime de la colère, au lieu de la condamner, il faut explorer les raisons sous-jacentes. Est-ce une réponse à des pressions extérieures, une manifestation de frustrations accumulées, ou simplement une tentative de naviguer les défis de la parentalité ?
La dissonance cognitive entre l’idéal de la parentalité et les réalités complexes peut être une source de tension émotionnelle. Ainsi, plutôt que de diviser les réactions parentales en catégories de validation ou de blâme, il faut encourager un dialogue ouvert. Les professionnels de la santé peuvent jouer un rôle crucial en offrant un espace où les parents se sentent entendus et soutenus, sans craindre un jugement préalable. C’est seulement dans ces cas précis qu’ils peuvent être guidés vers une parentalité à hauteur d’enfant respectant leurs droits. De la même manière que lorsqu’un petit frappe et crie, on va chercher à comprendre, lui demander pourquoi il en est arrivé là et comment il aurait pu répondre de manière plus adaptée. N’oublions pas que les adultes d’aujourd’hui sont des enfants qui ont été élevés dans un modèle d’éducation plus « à l’ancienne » qui n’accordait pas toujours une place suffisante aux émotions des enfants. Ils ont peut-être entendu des phrases telles que « c’est moi l’adulte, tu fais ce que je te dis, tais-toi et va dans ta chambre, ne pleure pas, va aux coins, ne fait pas le bébé, etc. ».
Cette approche éducative, qui repose sur une hiérarchie stricte et verticale (Cuerq, 2023), n’a pas permis aux adultes qu’ils sont maintenant d’apprendre à gérer efficacement leurs émotions. En conséquence, ils se retrouvent confrontés à des situations où les sentiments de leurs propres enfants les déstabilisent, les agacent, voir les submergent, et leur réaction immédiate est de mettre fin à ces émotions, parfois de manière abrupte.
Alors, afin de s’orienter vers une éducation qui accepte les ressentis des enfants, il faut également écouter ceux des parents dans le but de les guider vers une réponse plus adaptée.
Cela s’applique aux professionnels accompagnant les parents, mais aussi aux personnes proches qui les entourent, car c’est en retirant la gêne et la honte autour des émotions adultes que l’on ouvre le dialogue et que l’on se sent entendu.
Si vous pensez avoir besoin de soutien pour apprendre à gérer vos émotions, vous pouvez contacter des professionnels de la santé mentale pour vous accompagner.
En attendant, voici quelques outils que vous pouvez utiliser au quotidien pour gérer des émotions intenses :
1) Respiration profonde : pratiquer des techniques de respiration profonde peut contribuer à calmer le système nerveux et à réduire le stress. Prenez des inspirations profondes par le nez, retenez l’air pendant quelques secondes, puis expirez lentement par la bouche.
2) Identifiez vos déclencheurs : essayez de comprendre ce qui déclenche votre émotion. Est-ce une situation spécifique, une personne, ou des pensées négatives ? Identifiez vos déclencheurs peut vous aider à anticiper et à mieux gérer vos réactions.
3) Pratique de la pleine conscience (mindfulness) : la pleine conscience consiste à rester ancrer dans le moment présent. Des exercices de méditation et de pleine conscience peuvent contribuer à prendre du recul par rapport aux émotions intenses et à cultiver un état de calme intérieur.
4) S’isoler : lorsque les émotions commencent à vous submerger, vous pouvez expliquer à votre enfant que vous avez besoin de vous isoler. Il est important dans ces cas-là de dire à l’enfant que vous l’aimez, mais que vous avez seulement besoin d’une pause.
5) Dire stop : marquer un temps d’arrêt pour respirer à fond et vous ancrer dans l’instant présent. Ensuite, observez ce qu’il y a autour de vous, choisissez un objet et détaillez-le le plus précisément possible. Enfin, pensez à une réponse plus adaptée, faut-il continuer la conversation, ou la reprendre plus tard, votre enfant est-il assez calme émotionnellement ou a-t-il besoin d’aide ?
6) Journaling émotionnel : écrire sur ses émotions peut être un outil efficace pour les appréhender et les traiter. Tenir un journal émotionnel peut participer à mettre en lumière les schémas émotionnels récurrents et à développer une meilleure compréhension de soi.
7) Activité physique : une activité sportive libère des endorphines, les « hormones du bonheur », qui peuvent contribuer à améliorer l’humeur et à réduire le stress. Que ce soit la marche, la course, le yoga, ou d’autres activités, l’exercice peut être un excellent moyen de relâcher les tensions émotionnelles.
8) Visualisation positive : imaginez un lieu calme et agréable, ou se voir surmonter avec succès une situation difficile peut servir à modifier l’état émotionnel. La visualisation positive peut aider à créer une vision plus optimiste.
9) Écoute de musique apaisante : la musique a le pouvoir d’influencer les émotions. Écouter une chanson relaxante peut être une manière efficace de changer son ressenti émotionnel et de favoriser la détente.
10) Parler à quelqu’un de confiance : partager ses émotions avec un ami, un membre de la famille ou un professionnel peut offrir un soutien et une perspective extérieure. Parfois, exprimer ses sentiments peut déjà être un soulagement.
11) Développer des routines apaisantes : instaurer des routines régulières qui apportent du calme, comme la lecture, la méditation, ou une tasse de thé tranquillisant, peut contribuer à instaurer une atmosphère de relaxation quotidienne.
12) Formation à la résolution de problèmes : apprendre à solutionner les problèmes de manière constructive peut aider à faire face aux sources de stress et à prévenir l’accumulation d’émotions négatives.
Il est important de noter que chaque personne est différente, et ce qui fonctionne pour l’un peut ne pas s’appliquer pour un autre. Il peut être utile d’expérimenter différentes techniques pour trouver celles qui vous conviennent le mieux.
Bibliographie
Aronson, E., & Mills, J. (1959). The effect of severity of initiation on liking for a group. The Journal of Abnormal and Social Psychology, 59(2),177‑181. https://doi.org/10.1037/h0047195
Campos, J. J. (1984). A new perspective on emotions. Child Abuse & Neglect, 8(2),147‑156. https://doi.org/10.1016/0145-2134(84)90004-8
Cuerq, M. (2023). Une enfance en NORD : Pour une éducation sans violence et à hauteur d’enfants. Marabout.
Cuisinier, F. (2020). Les émotions à hauteur d’enfant.
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Festinger, L., & Carlsmith, J. M. (1959). Cognitive consequences of forced compliance. The Journal of Abnormal and Social Psychology, 58(2), 203‑210. https://doi.org/10.1037/h0041593
Festinger, L., Riecken, H. W., & Schachter, S. (1956). When prophecy fails. Dans University of Minnesota Press eBooks. https://doi.org/10.1037/10030-000
Filliozat, I., & Dubois, A. (2011). J’ai tout essayé ! JC Lattès.
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Gueguen, C. (2014). Pour une enfance heureuse : Repenser l’ éducation à la umière des dernières découvertes sur le cerveau. Robert Laffont.
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Morris, A. S., Criss, M. M., Silk, J. S., & Houltberg, B. J. (2017). The impact of parenting on emotion regulation during childhood and adolescence. Child Development Perspectives, 11(4), 233‑238.https://doi.org/10.1111/cdep.12238
Morris, A. S., Silk, J. S., Steinberg, L., Myers, S. S., & Robinson, L. R. (2007). The role of the family context in the development of emotion regulation. Social Development, 16(2), 361‑388. https://doi.org/10.1111/j.1467-9507.2007.00389.x
Shah, J. Y., & Gardner, W. L. (2008). Handbook of Motivation Science. Dans
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